Extrait de « White Park », de Thomas PERETTE

                    Prologue
 

Été 2015.

Will Johns portait le poids du monde sur ses épaules. À Riverside, dans ce quartier afro-américain de Memphis où tout le monde se connaissait, personne n’était surpris de le voir marcher d’un pas lent, les épaules voûtées et le regard vague. En proie à des pensées sombres, Will craignait de perdre son emploi. Agent de sécurité à l’aéroport de Memphis, il avait encore failli s’évanouir pendant une fouille. Il s’en était tiré par une pirouette mais il avait conscience d’être sur le fil du rasoir, il avait de plus en plus de mal à cacher sa dépression à ses collègues.

Le moral en berne, il longea une succession de maisons jusqu’à arriver devant la sienne.  Ni le jardin fleuri, ni la perspective de retrouver Mia et leur fille Cassie ne lui remontèrent le moral. Il s’engagea dans l’allée plus abattu que jamais. Tel un prisonnier entrant dans sa cellule, il franchit le seuil de sa maison. Dans le vestibule, il jeta sa veste sur la commode et ôta ses chaussures sans les ranger. Ensuite, il se traîna avec peine dans le salon et s’affala sur le divan. À bout de force, il s’endormit.  

Mia et Cassie dînaient dans la cuisine pour ne pas le réveiller. La mère et la fille s’entendaient à merveille, elles avaient l’habitude d’être ensemble, elles avaient tissé une relation forte au fil des ans. En plus d’être complices, elles se ressemblaient comme deux gouttes d’eau. Elles avaient les mêmes yeux rieurs et un corps gracile. À la fin du repas, Mia ordonna à son enfant de monter se coucher.

– Je réveille papa ?

– Non, je m’en occupe.

La petite fille fila dans sa chambre. Madame Johns débarrassa la table avant de sortir jeter les poubelles. De retour auprès de son mari, elle lui caressa la joue pour le réveiller. Elle lui demanda s’il voulait manger mais Will refusa, il avait juste envie de se rendormir. Sa femme lui prit la main pour le tirer du canapé. Il se laissa guider jusque dans leur chambre, se déshabilla complètement et se glissa sous les draps. Le temps que Mia mette le réveil, il ronflotait.  

Au milieu de la nuit, Will se réveilla d’un coup. Pris de panique, il s’extirpa du lit et se réfugia dans la salle de bains. Désorienté, il s’agrippa au lavabo pour ne pas tomber. Mia se glissa derrière lui et l’entoura de ses bras avec tendresse. Sentir le corps chaud de son épouse le réconforta.

– Chéri, as-tu besoin d’aide ? 

– Non, articula-t-il péniblement.

– En es-tu sûr ?

– Oui, ça va déjà mieux. Tu peux retourner te coucher.

Une fois seul, il se débarbouilla le visage à grands coups d’eau froide, puis se le sécha avec une serviette. De retour dans la chambre, il se rhabilla.

– Que fais-tu ? s’enquit Mia.

– Je sors. 

En langage codé, cela signifiait qu’il voulait fumer du cannabis en faisant un tour dans le quartier.

– Fais attention. 

– Ne t’inquiète pas. 

Dans la maison des Johns, la gaine technique du rez-de-chaussée servait de cachette. Will tendit la main derrière la descente des eaux usées. Il récupéra une boîte métallique de laquelle il extirpa un joint. Il le vissa entre ses lèvres et quitta son domicile en toute discrétion.

À Riverside, au milieu de la nuit, le risque de tomber nez à nez sur un représentant des forces de l’ordre était voisin de zéro ; aussi Will marchait-il sans crainte. Il quitta Arkansas Street pour s’engager sur West Essex Avenue. Alors qu’il était seul, il se sentit épié. Il s’arrêta et scruta les environs autour de lui. Les lampadaires étaient éteints, seuls les rayons blafards de la lune lui permettaient de discerner les alentours. À l’affût d’un indice, il prit le temps de chercher. Ne trouvant rien de concluant, il attribua son impression au haschich qui lui montait au cerveau, mais il préféra tout de même faire demi-tour. Au carrefour, il entendit une branche craquer. Le bruit semblait venir du trottoir d’en face. Il se figea et inspecta à nouveau les environs. Il se cache, conclut Will désormais convaincu d’être suivi. Il jeta son joint d’une pichenette avant de continuer son chemin en accélérant le pas. Plus il se rapprochait de sa maison, plus il sentait la présence de son poursuivant dans son dos. Au comble de la terreur, Will tourna la tête et aperçut un homme à la carrure d’athlète foncer droit sur lui. Il tenta de fuir, mais son agresseur le saisit par le bras d’une main ferme. Il se débattit sans parvenir à se libérer. D’un geste brusque, l’inconnu l’obligea à faire volte-face. Celui qui le défiait était un colosse bâti pour la lutte. Malgré l’obscurité, Will distingua les traits délicats et les yeux azurés de son assaillant.

– Que vous ai-je fait ?

– Rien, mais je vais te tuer.

Un fou sanguinaire, se dit Will. Dans un élan désespéré, il se rua sur l’autre mais buta sur un torse dur comme de la pierre. Il balança un coup de poing de toute ses forces sur le visage de son agresseur, sans plus de résultat.

Fâché, l’autre dégaina une arme et lui tira une balle entre les deux yeux. 

                  1

Quelques mois plus tard.

Bradley Banks prenait ses aises dans une loge de Box News, l’une des chaînes nationales les plus importantes du pays. Le jeune homme écumait les plateaux de télévision. Il bénéficiait d’une exposition médiatique colossale depuis que le procureur de l’État du Tennessee l’avait blanchi. Il avait cédé à ses pulsions criminelles sans en payer le prix. Will Johns était mort par sa faute, mais ses avocats avaient tordu la réalité pour faire de lui un justicier. Il avait brisé les vies de Mia et de Cassie sans aucun remords.

Décontracté, il se prépara un café qu’il bût en parcourant les pages sport d’un magazine. Puis il se planta devant le miroir sur pied de la loge pour s’admirer. Sa vanité était sans égale. Dans son costume trois pièces bleu anthracite, il se trouvait une stature d’homme accompli. Il ajusta sa cravate rouge vif, puis recula de quelques pas afin d’avoir une meilleure vue d’ensemble. Il avait hérité de la carrure herculéenne de son père, des yeux bleus ainsi que du visage ciselé de sa mère. En plus d’être beau, il paraissait franc et sincère. Présidentiel, pensa-t-il en observant son reflet. Il était l’invité d’une émission prestigieuse et comptait bien faire une annonce en direct.

On toqua à la porte. Le casque vissé sur les oreilles et un micro devant la bouche, le régisseur lui demanda de le suivre.

– Vous serez à l’antenne dans moins de cinq minutes, précisa le technicien.

Ils longèrent le couloir qui débouchait sur le plateau de télévision. Sur scène, Tim Walt, l’intervieweur quatre étoiles de la chaîne, se leva pour accueillir son invité. Ils se serrèrent la main. Bradley trouva le journaliste plus petit qu’il ne paraissait à l’écran. Frisant les deux mètres, le fils Banks avait l’impression d’être Gulliver face à un lilliputien. L’assistant son accrocha un micro miniature au revers de sa veste. Une fois les formalités accomplies, Tim et Bradley s’assirent l’un en face de l’autre dans une reproduction d’un salon à l’anglaise.

– Êtes-vous à votre aise, Bradley ? 

– Oui.

– Les projecteurs ne vous gênent pas ? 

– Non.

Tim Walt posa la main sur son oreillette. Il hocha la tête, puis il reporta son attention sur son invité.

– On me demande si vous avez bien éteint votre portable. 

– Il est en mode avion. 

– C’est votre premier direct, n’est-ce pas ?

– Sur une chaîne nationale, oui. 

– Nerveux ? 

– Nous avons bien préparé l’interview hier. 

– C’est une grande joie pour moi de recevoir un Banks dans mon émission.

– Tout le plaisir est pour moi, c’est un honneur de répondre à vos questions. 

Le journaliste rosit de plaisir. En confiance, il se risqua à une révélation.

– Je connais votre père, vous savez. 

– Ah oui ? 

– J’ai essayé de le convaincre de s’exposer dans les médias pendant des années, en vain. J’étais prêt à lui offrir une tribune. S’il m’avait écouté, je suis certain qu’il serait l’actuel président des États-Unis.

– C’est un homme discret. Il préfère l’ombre à la lumière. 

– C’est tout de même dommage qu’il ne m’ait pas écouté. Votre père a un tel charisme, une telle stature. Quelle perte pour le pays ! 

– J’espère vous mettre du baume au cœur en vous disant que je compte entrer dans l’arène politique dans un avenir proche et que j’ai en ligne de mire la Maison-Blanche.

L’ambition décomplexée du jeune homme alluma le regard de l’intervieweur. Celui-ci frémit de plaisir.

– Je suis heureux de l’apprendre. Vous pourrez compter sur moi pour vous aider.

– Je ne l’oublierai pas, Tim.

À ce stade, le journaliste était sous le charme de son jeune invité. Il avait l’illusion d’être un intime de Bradley Banks. Ce dernier avait le don de s’attacher les faveurs des gens qu’il estimait utiles à l’exécution de ses plans.

– Au fait, d’après votre père, qui sera le prochain président ? demanda Tim Walt sur un ton amical.

– Donald Trump.

– Impossible !

– Si je vous le dis. 

– Pourquoi lui ? 

– Pourquoi pas ?

– Ce serait une révolution de palais.

– Le parti Républicain a besoin d’être secoué. 

– Donald Trump, tout de même… 

– Il faut bien que quelqu’un me chauffe la place.

À des milliers de kilomètres de là, le clan Banks était réuni pour regarder la prestation du fils prodige. Dès les premières images, Conrad, le patriarche, comprit que Bradley avait la main. Souriant, à l’aise, son fils captivait. Georgia, sa mère, s’extasiait.

– Il est fantastique, décréta-t-elle.

Les trois filles Banks restèrent silencieuses. Accompagnées de leur mari, elles se retenaient de gâcher la fête en crachant leur venin. Ce petit frère cruel, ayant abusé de sa force physique envers elles, était en train de les reléguer en seconde division. Cette réalité leur paraissait d’autant plus injuste que la renommée de Bradley prospérait sur la tombe de Will Johns. Les trois couples se résignaient cependant à assister au triomphe de Bradley.

Tim Walt commença par brosser le portrait de son invité de manière grossière. Seul fils des milliardaires Conrad et Georgia Banks, Bradley poursuivait des études supérieures à l’Université du Mississippi. Il vivait en lisière d’Oxford dans la propriété familiale.

– Êtes-vous un cœur à prendre ? demanda Tim Walt.

– Je suis célibataire.

– Vous devriez trouver rapidement chaussure à votre pied.

Bradley sourit. À cet instant, des millions de téléspectatrices américaines se pâmèrent d’admiration pour ce beau jeune homme à l’avenir prometteur. 

– Pourtant, votre vie a failli basculer, enchaîna Tim Walt. À l’heure où nous nous parlons, vous pourriez croupir en prison. Que s’est-il passé cette nuit du 5 août 2015 quand votre route a croisé celle de Will Johns ? 

Jouant à la perfection l’homme bouleversé, le jeune Banks révéla d’une voix lugubre :

– J’ai bien cru que ma vie était fichue.

– Racontez-nous cette histoire. 

– Comme je l’ai dit aux enquêteurs, je rentrais d’une soirée privée à Memphis quand je me suis perdu dans les environs de Crump Boulevard. 

– Vous ne deviez pas être rassuré…

– Je n’avais pas conscience du danger. Venant d’Oxford, je ne connais pas bien Memphis. 

Conrad ne perdait pas une miette de l’interview, alors que Georgia était sur un petit nuage. Quant aux sœurs et à leurs époux, ils sentaient que l’avance prise par Bradley dans le cœur du chef du clan familial était irrattrapable.

– Vous êtes tombé en panne, n’est-ce pas ? relança Tim, le regard pénétrant.

– J’étais sur West Essex Avenue quand ma voiture a lâché. 

– Je récapitule pour nos téléspectateurs. Vous étiez loin de chez vous, dans un secteur de Memphis que vous ne connaissez pas, au beau milieu de la nuit.

– C’est exact. 

– Vous étiez perdu dans un secteur chaud, un repère de brigands et de criminels. Heureusement, vous étiez armé !

– Je suis inscrit depuis plus de deux ans dans un club de tirs et je suis membre de la surveillance de voisinage de la ville d’Oxford. 

– Vraiment ?

Bradley le confirma d’un signe de tête.

– Vous êtes un citoyen modèle.

– Disons plutôt engagé et vigilant.

– Votre voiture est tombée en panne. Vous appelez un dépanneur ?

– Je m’aperçois que mon téléphone est éteint, je n’ai plus de batterie. 

– Vous cherchez de l’aide ? 

– Oui, mais il n’y a personne dans la rue. Sans voiture, sans téléphone, perdu au milieu de nulle part, je m’apprête à dormir dans mon véhicule en me disant qu’au petit matin, je trouverai une solution.

– C’est donc au plus mal que vous apercevez Will Johns.

– En effet. Il marche sur le trottoir d’en face. Je me dirige vers lui et dès qu’il me voit, il s’arrête. À cet instant précis, je reprends espoir. Je me dis que je vais peut-être passer la nuit chez moi, à Oxford.  

– Et ? relança l’intervieweur, pendu aux lèvres de son invité. 

– Soudain, sans raison, Will Johns fonce sur moi, la tête la première. 

– Il vous assomme ? 

– Non, je suis costaud. J’encaisse.

— Que se passe-t-il ensuite ?

– Je reçois un coup de poing sur la pommette gauche.

Une image d’archives apparut à l’écran, le visage tuméfié de Bradley s’afficha en gros plan avant de disparaître.

– Et après ? relança Tim Walt.

– Je sors mon arme et je tire. 

– Vous tuez votre agresseur. 

Le journaliste et son invité baissèrent la tête, l’air affecté par cette issue dramatique.

– Vos détracteurs vous reprochent d’avoir répliqué de façon disproportionnée, reprit Tim Walt. 

– Le procureur a considéré que j’étais en état de légitime défense. Il a estimé inutile que le grand jury soit saisi. 

– C’est justement ce que vos adversaires pointent du doigt : une justice au service des riches !

– C’est ridicule ! Ne politisons pas ce drame. Le nom que je porte, le montant de mon compte bancaire, ma couleur de peau n’ont rien affaire avec cette histoire. Je n’ai eu aucun contact avec le procureur. Je n’ai pas interféré dans l’enquête de police, les faits sont ce qu’ils sont : j’ai été agressé et je me suis défendu. J’ai répondu aux questions des enquêteurs et le procureur a pris sa décision, en son âme et conscience. D’ailleurs, mes contempteurs n’ont pas soutenu la thèse de madame Johns qui affirme que je suis raciste. Mes parents ont de nombreux Afro-Américains parmi leurs employés de maison et aucun d’entre eux ne s’est jamais plaint de moi.

– Regrettez-vous votre geste ? 

La mine grave, Bradley répondit par un hochement de tête.

– Chaque jour qui passe, je me dis que les choses auraient pu se dérouler différemment… en même temps, comment aurait-il pu en être autrement ? 

– Vous faites allusion au profil de Will Johns, n’est-ce pas ? 

– Tout à fait.

– Wil Johns avait-il des problèmes d’ordre psychiatrique ?

– C’est, en tout cas, ce qu’a révélé l’enquête.

– Se droguait-il ?

– Selon la police, il venait de fumer un joint de marijuana avant de me sauter dessus. 

– Une dernière question Bradley. 

– Oui ?

– Quels sont vos projets ? 

– Je décroche mon diplôme. 

– Et après ? insista Tim Walt.

– J’irais peut-être faire un tour du côté de la politique, qui vivra verra !

– C’est un scoop !

La caméra s’arrêta un long moment sur le visage de Bradley Banks. Celui-ci décocha un sourire ravageur. Tim Walt reprit la main. Il regarda la caméra avec intensité, comme s’il voulait pénétrer dans chaque foyer américain.

– C’était Tim Walt, en compagnie de Bradley Banks, que Dieu bénisse l’Amérique !

Conrad applaudit son fils. Il se leva en continuant de battre des mains. Poussés à en faire autant, sa femme, ses filles et ses gendres l’imitèrent.

– Je n’aurais pas fait mieux, dit le père, conquis.

                 2

Au même moment.

Assise dans son canapé, Jess Duchêne, une détective privée, fulminait. L’interview de Bradley Banks la révoltait. Ce type est un criminel et Tim Walt lui sert la soupe, se dit-elle, exaspérée. Lorsque le fils du milliardaire avait annoncé son intention de devenir politicien, cela avait été le coup de grâce pour la jeune femme. De rage, elle avait éteint sa télévision.  Elle était d’autant plus énervée qu’elle reconnaissait au jeune héritier toutes les qualités pour accéder, un jour, à la Maison-Blanche.

À ce stade, Jess voulut sauver sa soirée. Elle pouvait oublier Bradley Banks en se réfugiant dans son travail. Ses enquêtes étaient chronophages et il lui restait un rapport à achever pour être à jour. Je peux aussi faire le ménage, mon salon est en désordre et ma cuisine a besoin d’un coup de propre, pensa-t-elle. Elle préféra finalement sortir une bouteille de Cabernet Sauvignon pour se remonter le moral. Elle se leva, s’en servit un verre qu’elle plaça au-dessus de sa tête en direction du plafonnier et le remua avant de plonger son nez dedans. À chaque fois qu’elle s’adonnait à ce rituel, elle renouait avec le souvenir de son défunt grand-père paternel qui l’avait initiée à l’art de la dégustation. Elle prit une gorgée de vin, fit circuler le breuvage à l’intérieur de sa bouche et l’avala. Elle loua les qualités de ce Cabernet Sauvignon, comme si son aïeul était à ses côtés. Après deux verres, elle comprit que cela ne suffirait pas. Elle se dit alors que le seul moyen d’oublier Bradley Banks était de se rendre au Pussycat, le spot lesbien le plus réputé de l’État du Tennessee. Elle se prépara et prit la pose une dernière fois devant le miroir de son dressing. Son apparence de garçon manqué était sa signature. Sans maquillage, avec ses cheveux courts, son jean, sa veste et sa chemise blanche, elle ressemblait à un homme.

Une fois dehors, elle se mêla à la foule qui se réunissait chaque soir dans Beale Street pour écouter les concerts de rue. Ces rassemblements faisaient la renommée internationale de Memphis. Du blues, du jazz et du rock’n roll jaillissaient de partout. Dans cette ambiance, Jess se ressourça et le sourire triomphant de Bradley Banks commença à s’effacer de son esprit. Lorsqu’elle arriva devant le Pussycat, une longue file d’attente s’étirait sur le trottoir. Dune, la physionomiste de la boîte de nuit, ressemblait à une panthère avec son ensemble veste et jupe pailletés qui mettait en valeur ses longues jambes musclées. Dès qu’elle aperçut Jess, elle lui fit signe de la rejoindre. Sous l’œil bienveillant de Bob et Joe, les videurs, les deux femmes s’enlacèrent. Lorsque la responsable des entrées ouvrit la porte de l’établissement à Jess, des plaintes fusèrent depuis la queue.

– Personne n’entre si vous continuez à ronchonner, c’est compris ? menaça Dune.

– Elles sont hargneuses ce soir, dit Jess en plaisantant.

– De vraies tigresses ! Amuse-toi bien, rétorqua Dune en lui faisant un clin d’œil.

Jess se jeta dans l’arène. Au fond de la salle, il y avait une plateforme surélevée sur laquelle se produisait une disc-jockey. En dessous, le bar, qui était tenu de main de maître par Judith, délivrait les commandes à la chaîne. Les clientes, assises aux tables qui entouraient la piste de danse, avaient une vue imprenable sur les danseuses. Dans cet endroit dédié au plaisir, Jess parvint à faire le vide en elle. L’esprit au repos, elle s’abandonna à la danse. La musique agissait sur elle comme une drogue. De ses années de dépendance aux cannabis, il ne lui restait plus que l’esprit festif qui les avait accompagnées. À la dérive, elle passa de bras en bras en sentant la pression de corps excités contre elle ; des baisers s’écrasaient sur ses lèvres ou dans son cou. Momentanément rassasiée, elle s’extirpa de la fosse pour boire un verre au bar. Elle se remettait de ses émotions lorsqu’elle entendit une conversation entre Judith et une cliente qui portait un tailleur chic. L’employée de l’établissement, réputée pour être une coureuse de jupons, avait pour une fois engagé la discussion sur un ton grave. Son sérieux détonnait avec son look excentrique, ses cheveux coupés courts étaient teints en vert et des tatouages recouvraient ses bras.

– On entend parler que de ça dans les dîners en ville. Tout le monde a un avis sur cette affaire.

– C’est normal, on a d’un côté, un jeune Blanc richissime et de l’autre, une famille afro-américaine. Il y a tous les ingrédients pour alimenter les conversations, répliqua l’élégante cliente.

– Que penses-tu de lui, toi qui l’as défendu ? 

– Je n’étais pas la seule. Je faisais partie d’un groupe d’avocats pilotés par Maître Victor Hammond, le conseil de la famille Banks. Pour répondre à ta question, Bradley est un ambitieux, un séducteur qui se fera un prénom.

– Dis-moi, reprit Judith, je passe du coq à l’âne mais c’est la première fois que tu viens ici, n’est-ce pas ? 

– En effet.

– J’en étais sûre ! Sinon, je t’aurais remarquée, séduisante comme tu es…

– Tu perds ton temps avec moi, tu n’es pas mon genre.

– Bah, on ne peut pas gagner à tous les coups. Qu’est-ce que je te sers ?

– Un verre de vin rouge, un Bordeaux.

L’avocate prit son verre et s’éloigna. Jess la suivit du regard avant de se tourner vers la barmaid.

– Judith, donne-moi une bouteille du même breuvage que tu as servi à la beauté qui t’a rembarrée. 

– La grande Jess part à l’abordage ? 

– Je vais te venger.

– Bon courage, elle est féroce !

– Je parie que je suis son genre.

Alors que Jess était venue au Pussycat pour s’amuser, son instinct l’attirait vers l’avocate de Bradley Banks. Curieuse, elle voulait en savoir plus. J’arriverais peut-être à joindre l’utile à l’agréable, se dit-elle en prenant la bouteille de château Talbot et un verre vide avant de foncer droit sur sa cible. Le regard de la détective privée accrocha celui de l’élégante trentenaire qui s’était installée à une table.

– Je peux me joindre à toi ? demanda Jess en brandissant la bouteille.

– Puisque tu me prends par les sentiments, je t’en prie, installe-toi. 

À son accent, l’enquêtrice supposa qu’elle était Californienne. Elle l’imagina sans peine arpenter la plage de Malibu en monokini.

– Comment t’appelles-tu ? 

– Félicia, et toi ? 

– Jess, répondit-elle en remplissant leur verre. Es-tu de passage ? 

– Je suis à Memphis pour le boulot. Et toi ? 

– Je suis un pur produit du Tennessee. J’ai grandi sur les rives du Mississippi.

– Moi, je suis de… 

– Attends, laisse-moi deviner. Je t’imagine sur une planche de surf. 

– À ton accent, je parie sur la Californie. 

– Bingo !

– Quant à ton boulot… tu es une intellectuelle… plutôt littéraire. Je brûle ? 

– Tu chauffes. 

– Communicante ? 

– Non.

– Journaliste ? 

– Tu refroidis. 

– Avocate ? 

– Incroyable ! Comment fais-tu ?

– J’ai triché, je t’ai entendue parler avec Judith, la barmaid.

– Je ne lui ai pas dit où j’habite.

– Je parie que tu es de Los Angeles. 

– Loupé ! Je suis de San Francisco. J’habite à Castro Street, à deux pas de l’ancienne boutique de photographies d’Harvey Milk. 

– Génial ! À ta place, je n’aurais qu’une hâte : rentrer chez moi.

– Je me plais bien ici. Je suis heureuse de t’avoir rencontrée.

Jess se dit qu’elle l’avait dans la poche. C’était le moment de lui tirer les vers du nez.

– Ton métier d’avocate te plaît ?

– Ce n’est pas l’aspect de ma vie que je préfère. Beaucoup de boulot, beaucoup de pression ; et puis, je suis obligée de mettre mes principes de côté. 

– Jusqu’à quel point ? 

La question prit Félicia au dépourvu.

– Je suis détective privée, révéla Jess pour justifier ses questions.

– Tu travailles dans la police ? 

– Je suis à mon compte. 

– Tu connais peut-être Peter Goodman ?  Il est de Memphis lui aussi. 

– C’est mon mentor ! 

– Alors, tu vas à bonne école. Il est l’un, si ce n’est le meilleur enquêteur privé du pays. J’ai entendu dire qu’il est en préretraite.

– Peter est discret. Il me guide et me conseille, mais nous ne travaillons pas ensemble. Au fait, tu n’as pas répondu à ma question, jusqu’où es-tu prête à mettre tes principes de côté ? 

– As-tu entendu parler de l’affaire Banks contre Johns ? lança Félicia.

– Il y a moins de deux heures, je suivais encore l’interview de Bradley Banks à la télévision.

– J’ai fait partie de l’équipe d’avocats qui a défendu ses intérêts.

– Il est coupable, affirma Jess d’une voix tranchante.

– Ce n’est pas la conclusion à laquelle a abouti le procureur. 

– Vous avez sali la mémoire de Will Johns et brisé les vies de sa veuve Mia et de sa fille Cassie.  

– Tu marques un point, conclut Félicia en se raidissant.

Jess ne voulait pas hypothéquer ses chances de passer la nuit avec elle.

– Je sais que tu n’as fait que ton boulot, je ne te reproche rien. Ce qui m’intéresse, c’est de savoir ce que tu penses vraiment de ton client. 

– Ça n’a aucune importance. 

– Tu as été aux premières loges. Bradley Banks t’a donné sa version des faits et tu as passé du temps avec lui. Je ne m’adresse pas à l’avocate, mais à la femme que tu es. Que te dit ton instinct ? Innocent ou coupable ? 

– Bradley Banks t’intrigue à ce point ? 

– Il m’inquiète. 

Félicia luttait. Elle retenait ses mots, secret professionnel oblige. En fine psychologue, Jess l’encouragea à parler.

– Qui me dit que tu n’as pas été embauchée par Mia Johns pour me soutirer des informations ? interrogea l’avocate.

– Je ne te demande pas de me dévoiler un élément confidentiel, juste ton sentiment sur cet homme.

Un bref silence s’installa durant lequel Félicia sembla peser le pour et le contre.

– Après tout, il faut que ça sorte. Je pense qu’il est coupable. 

Le malaise de l’avocate était palpable. Elle vida son verre et Jess la resservit dans la foulée.

– C’est-à-dire ? relança l’enquêtrice.

– As-tu entendu parler de la Cotonnerie ?

– Non.

– C’est le nom de la propriété familiale des Banks. C’est une ville dans la ville située à la lisière d’Oxford. Imagine des maisons de style colonial avec du personnel afro-américain qui entretient le domaine. Imagine des Blancs qui donnent des ordres aux employés noirs sans aucun égard. 

Les défenses de Félicia s’effondraient. Elle avait trouvé quelqu’un avec qui parler, une belle nana qu’elle ne reverrait plus après cette nuit, alors elle vida son sac.

– J’ai vu Bradley piquer une colère homérique contre un jardinier qui avait projeté de la terre sur son pantalon par mégarde. Rouge de colère, le fils Banks a pris le pauvre bougre à la gorge et l’a hissé sur la pointe des pieds jusqu’à lui couper la respiration. J’ai cru qu’il allait le tuer. 

– L’a-t-il blessé ? 

– Il l’a lâché juste à temps avant de reprendre le cours de la conversation avec moi, comme si de rien n’était. 

L’enquêtrice n’avait pas besoin d’en savoir plus. Il était temps pour elle de sauver sa soirée en pensant à autre chose qu’à Bradley Banks. 

– Où loges-tu ?

En guise de réponse, la belle avocate lui prit la main en souriant et l’emmena jusqu’à sa chambre d’hôtel.