Extrait de « L’I.A. », de Thomas PERETTE

                                     Prologue

Printemps 2080, dans la chambre d’un hôtel de luxe, à Paris.

Julie Le Goff ferma les yeux en espérant se réveiller de ce cauchemar. Elle regrettait d’avoir cédé aux avances de Paul Bailly et appréhendait les conséquences de son infidélité. Quand son amant alla dans la salle de bains, Julie en profita pour se rhabiller et « filer à l’anglaise ». En marchant dans les couloirs de l’hôtel, la culpabilité l’assaillit pour de bon : elle avait l’impression de trimballer une pancarte sur laquelle sa trahison était écrite en gros caractères. Honteuse, elle sortit au grand air sans se retourner et s’engouffra dans la bouche de métro la plus proche.

Dans le wagon, son téléphone portable sonna sans discontinuer. C’était Paul qui insistait. Énervée, elle sollicita Jen, l’intelligence artificielle qu’elle partageait avec Alex, son mari.

– Jen ?

– Oui ?

– Bloque Paul Bailly et son assistant, ordonna Julie à l’aide de ses oreillettes connectées.

– C’est fait.

– Si Alex te pose des questions, je veux que tu lui dises que j’étais à un rendez-vous professionnel toute la soirée. Le reste ne le regarde pas.

– Je ne suis pas certaine de pouvoir faire ça.

– Pourquoi ?

– Ça me mettrait en porte-à-faux avec monsieur.

– Tout ce qui touche à mon travail ne regarde que moi, Jen. Obéis.

– Je viens de solliciter le service juridique de Kubi.

Dix ans plus tôt, Kubi, leader mondial sur le marché de la domotique, avait écrasé la concurrence en lançant des I.A. à destination du grand public. Afin de séduire les acheteurs, celles-ci avaient été baptisées « assistant » ou « assistante », selon le goût des utilisateurs. Le succès commercial avait été immédiat.

– Dois-je te rappeler que je suis avocate ? questionna Julie.

– Simple formalité.

– Quand auras-tu la réponse ?

– Rapidement.

– …

– Je l’ai.

– Alors ?

– Tu as raison.

– Fais le nécessaire et préviens-moi si tu rencontres un problème.

Omniprésente, Jen s’éclipsa dans les limbes du réseau internet pour exécuter sa tâche.

Julie descendit à la station Abbesses. Avant de retrouver son mari dans leur appartement de la rue des Trois Frères, elle avait une dernière chose à faire : appeler Béatrice, sa patronne, avec laquelle elle entretenait une relation amicale. Celle-ci décrocha à la première sonnerie.

– Je sors justement d’une conversation avec Paul Bailly.

– Que t’a-t-il dit ?

– Il s’est plaint que tu sois partie trop tôt.

– J’ai filé à l’anglaise, précisa Julie.

– Comment ça ?

– Je l’ai suivi dans une chambre d’hôtel et nous avons fait l’amour. Je suis partie pendant qu’il était dans la salle de bains.

– Merde ! lâcha Béatrice.

L’associée historique du cabinet d’avocats où Julie exerçait ses talents réfléchit à toute vitesse.

– Tu dois me haïr, reprit-elle. Tu m’avais prévenue que Paul te faisait de l’œil, mais j’ai insisté pour que tu prennes son dossier : d’après mon assistant, la probabilité qu’il puisse se passer quelque chose entre vous était infime.

– Mais pas nulle. De toute façon, je suis la seule responsable, j’assume. Comment s’organise-t-on pour la suite ?

– Dis-moi.

– Trouve un autre avocat pour lui.

– Considère que c’est fait.

– Je peux te demander un autre service ?

– Je t’écoute.

– Peux-tu l’annoncer à Paul Bailly ?

– D’accord.

– Merci, Béatrice.

– Vas-tu en parler à Alex ?

– Oui, répondit Julie avec fermeté.

– Réfléchis bien avant de jouer franc-jeu.

– Je peux mentir et jouer la comédie dans l’enceinte d’un tribunal, mais je suis incapable de cacher un truc pareil à Alex.

– Dans ce cas, tu t’apprêtes à faire une énorme connerie, ma cocotte.

– L’avenir le dira.

Lorsque Julie arriva chez elle, elle prit une douche avant de se glisser sous les draps, à côté de son époux.

                          1

Le lendemain, tard dans la soirée.

 

Allongé dans la méridienne, Alex fixait l’écran de son téléphone portable. Il ruminait le message que Julie lui avait envoyé en fin d’après-midi. Il faut que je te parle. Comme d’habitude, elle était déjà partie quand il s’était réveillé. Ses tentatives pour la joindre avaient échoué, aussi sollicita-t-il Jen, à contrecœur : chaque fois qu’il recourait aux services de son assistante Kubi, il avait l’impression de s’enfoncer dans une insupportable dépendance.

– Où était Julie hier soir ? interrogea-t-il, suspicieux.

– À un rendez-vous professionnel, monsieur, répondit Jen.

– Je n’ai plus besoin de toi.

L’hypothèse d’une infidélité étant tombée à l’eau, il se dit que sa femme avait besoin de vider son sac. L’année écoulée avait été éprouvante : Mathias, leur fils aîné, avait fait une dépression. La semaine dernière, les médecins l’avaient déclaré tiré d’affaire. L’avenir s’annonçait sous de meilleurs auspices ; aussi, ce Il faut que je te parle, inquiétait-il Alex. À force de se torturer l’esprit, il s’endormit.

Il se réveilla en sursaut en entendant la porte claquer. En se redressant, il aperçut son épouse dans le vestibule. Elle rangea son sac, son manteau et ses escarpins dans le placard. Après quoi, elle se dévêtit, mit un survêtement confortable et enfila des chaussons avant de le rejoindre. Même affublée de la sorte, elle restait d’une beauté éclatante : avec ses cheveux blonds attachés et son regard glacial, elle ressemblait à une guerrière viking. Elle était aussi blanche de peau que lui était brun.

De lassitude, elle s’affala dans un fauteuil.

– Tu es crevée, veux-tu que je te réchauffe ton plat ? suggéra Alex en s’asseyant en face d’elle.

– Je dînerai après t’avoir parlé. Les enfants sont-ils couchés ?

– Oui, ils dorment. Que veux-tu me dire ?

Mise au pied du mur, elle hésita. Toute la famille avait souffert ces derniers mois. Face à la dépression de Mathias, chacun avait réagi à sa façon : Catherine s’était rapprochée de son grand frère et n’avait jamais loupé une occasion de lui dire qu’elle l’aimait ; Alex avait levé le pied au boulot pour soutenir son fils ; quant à Julie, elle s’était réfugiée dans le travail au point de siéger à la table des associés du cabinet d’avocats qui l’employait. Les choses commencent à peine à s’arranger, mais il faut que ça sorte.

– Si c’est au sujet de Mathias, je l’ai trouvé de bonne humeur quand je suis rentré, poursuivit Alex.

– Ça n’a rien à voir avec lui, répondit-elle avant de soupirer et d’enfouir son visage dans ses mains.

– Tu as besoin de repos ?

 – …

– Comment ça se passe au cabinet ?

– Tu ne comprends donc pas ! s’écria-t-elle en dévoilant un visage crispé. Je t’ai trompé, Alex ! Je t’ai trompé !

Il fut comme frappé par la foudre. Au bout d’un moment, il reprit :

– Je croyais que les problèmes étaient derrière nous, mais je me suis trompé… Pourquoi me le dis-tu ?

Il aurait préféré ne rien savoir. Il en avait marre d’affronter des soucis, de gérer son angoisse, de faire en sorte que son monde ne s’effondre pas.

– Parce que me taire me tuerait, répliqua-t-elle.

Il y eut un bref silence.

– Tu es encore avec lui ?

– Non, nous avons couché ensemble une seule fois et j’ai mis fin à la relation dans la foulée.

–  C’était quand ?

– Hier soir.

– Jen m’a pourtant dit que tu étais à un rendez-vous professionnel…

– Elle a dit vrai : mon amant était mon client.

Alex n’avait rien vu venir. Sonné, il se leva avec peine.

– Je vais me coucher.

– Tu ne veux pas en savoir plus ?

Sans répondre, il se traîna jusqu’à la chambre où il s’affala dans le lit conjugal et s’endormit, tout habillé.

Lorsqu’il rouvrit les yeux au beau milieu de la nuit, il constata qu’il était seul. Il se leva et trouva Julie dans le salon, dans la même posture où il l’avait quittée. Sans dire un mot, il s’allongea sur la méridienne. Ils gardèrent le silence un bon moment.

– As-tu envie de sauver notre couple ? demanda-t-il à brûle-pourpoint.

– Oui.

– Ce n’est pas gagné, j’ai envie de tout plaquer.

– Je comprends.

– Que fait-on ? interrogea-t-il.

– Je ne sais pas… je suis perdue.

Alex improvisa, surpris lui-même par son audace.

– Et si on se mettait au vert dans le Vaucluse ? On prendra une décision après, qu’en penses-tu ?

– Sans les enfants ?

 – Tes parents seront ravis de les accueillir…

– Combien de temps ?

– Un mois, c’est à prendre ou à laisser.

– Je suis vannée. Laisse-moi jusqu’à demain pour te répondre, dit-elle en se levant.

                             2

Une semaine plus tard.

Julie avait accepté l’idée d’un départ dans le Vaucluse, mais elle était en retard. Aussi, Alex craignait-il qu’elle se dérobe au dernier moment. Nerveux, il s’assit sur le canapé et consulta les titres de la presse sur son téléphone portable. Son esprit décrocha de l’actualité et il jeta un énième coup d’œil à sa montre. Elle va me planter. Il se releva, sortit une cigarette de son paquet, mais hésita à la fumer. Sa femme tolérait son vice, à condition qu’il l’assouvisse dehors. Ses attentions à l’égard de l’infidèle lui apparurent ridicules. Il ouvrit la fenêtre, alluma sa cigarette et tira dessus.

Fumer en contemplant les toits de Paris le calma. Son regard s’arrêta sur le dôme du Sacré-Cœur. Par association d’idées, il se souvint de la fille qu’il avait fréquentée avant de rencontrer Julie. « Comment s’appelait-elle déjà ?… Carmen. », murmura-t-il. Il se souvint de leur premier rendez-vous. Il se revit gravir la rue Steinkerque et retrouver la belle brune en face de la basilique. Il avait pensé aux danseuses andalouses en la voyant habillée d’une robe d’été rouge. À la terrasse d’un café surplombant la ville, Carmen lui avait confirmé être d’origine espagnole. Elle avait attribué sa peau mate et sa joie de vivre à ses ascendants. Alex avait écouté la suite d’une oreille distraite, perturbé par son désir de lui faire l’amour. À la nuit tombée, elle l’avait entraîné chez elle, dans un studio minuscule niché au dernier étage d’un immeuble bourgeois du vingtième arrondissement. Que serait ma vie si nous ne nous étions pas perdus de vue ?

– Que fais-tu ? demanda Julie.

Alex sortit de sa rêverie. Il écrasa sa cigarette sur le rebord de la fenêtre avant de la fermer. Puis il se tourna vers sa femme. Les jambes écartées et les bras croisés, elle attendait une explication.

– Je fumais, répondit-il d’un air crâne.

– Tu sais que je n’aime pas ça.

– J’étais stressé, tu es en retard.

– J’avais des choses à boucler avant notre départ. Et puis, je suis passée chez mes parents pour embrasser les enfants.

– Tu es prête maintenant ?

– Bientôt.

Elle disparut dans leur chambre et revint cinq minutes plus tard, tirant son bagage derrière elle.