Extrait de « Coups de coeur au bureau », de Sandra VALET

                       1

Je m’appelle Élodie Petit. J’ai 29 ans et je suis célibataire. Je travaille dans l’informatique, chez Venteenligne.com. Je gère le site de commerce électronique de cette start-up Internet. Je sais, une jeune femme à ce poste c’est rare, mais malgré tous les hommes qui m’entourent au bureau, je suis incapable de trouver chaussures à mon pied. Il faut dire que la concurrence est rude. Hélène, notre responsable commerciale de 23 ans, est une belle blonde aux yeux bleus qui a un corps de rêve et qui sait le mettre en valeur dans ses tenues Ba&sh. Zoé, notre directrice communication de 25 ans, est une rousse fine et élancée qui se pavane en pantalon de chez Maje et en robe pull signée Zadig & Voltaire.

Ici, je suis la seule à porter un jean délavé, et je ne vous parle pas de mes chaussures : de basiques baskets noires qui ne font hélas ! plus rêver personne. J’ai l’impression de faire tache. Une ringarde, voilà ce que je suis. À entendre Isabelle, 26 ans, chargée du service après-vente, je n’ai plus qu’à aller me rhabiller ; je ne ferai jamais partie des gens branchés, des gens « in », comme elle dit.

L’autre jour, elle m’a lancé avec dédain :

– Je mettais tes baskets quand j’allais à la fac !

J’ai pris sur moi avant de lui répondre :

– Le jour de mon augmentation, je me fonderais peut-être dans le décor.

Elle est partie sans insister car l’argent est un sujet tabou dans le secteur de la tech. L’argent et les stock-options. Des stock-options, je n’en ai plus entendu parler depuis mon entretien d’embauche, à croire que j’ai rêvé la promesse qui m’a été faite ce jour-là…

Pourtant, Thierry Lambert, mon manager, m’a bel et bien affirmé :

– Ne considérez pas que votre salaire, Élodie. Prenez aussi en compte la formidable opportunité de gains que représentent vos futures stock-options. C’est tout ça, l’esprit start-up !

Sur le moment, je n’ai pas tiqué sur le « futur » de mes stock-options. J’aurais dû exiger un écrit me garantissant la possession de ces actions gratuites. Mais vous savez comment se passe un entretien d’embauche : on fait attention à ce qu’on dit, à ce qu’on pense, on évite de laisser transpirer le moindre défaut – et la cupidité en est un -, si bien qu’on oublie l’essentiel : la juste rétribution de nos efforts quotidiens. Du coup, j’ai signé le contrat en faisant confiance à l’avenir et je me suis mise à l’ouvrage. De l’énergie, j’en ai eu à revendre. Comme une pile électrique qui aurait fonctionné sans batterie ni recharge. Je me suis investie ces cinq dernières années, corps et âme. J’ai travaillé sans compter mes heures, sans protester, avec acharnement. Toutes ces fois où j’ai dû revenir au bureau la nuit ou le week-end ! À chaque dysfonctionnement du site Internet www.venteenligne.com, c’est moi qu’on a appelé, quel que soit le moment de la panne. J’ai fait la maintenance du site web vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept.

Résultat : j’ai 29 ans et je n’ai pas eu de relation amoureuse sérieuse depuis cinq ans.

Zut ! je reçois un mail de Thierry Lambert, mon supérieur hiérarchique qui m’exploite à fond. La dernière fois qu’il m’a adressé un message, ça c’est mal fini : j’ai dû défiler en petite tenue dans les locaux pour valider une collection de sous-vêtements. D’accord, c’était pour savoir si on intégrait cette ligne de lingerie à notre catalogue, mais je ne suis pas payée pour ça ! Je suis ingénieur informatique moi, pas un ersatz de mannequin… Depuis cette expérience traumatisante, j’ai encore parfois la sensation de marcher à moitié nue dans les couloirs.

De : thierry.lambert@venteenligne.com

À : elodie.petit@venteenligne.com

Priorité : Urgentissime

Objet : Mission de dernière minute

Réservez-moi une table pour deux personnes ce soir à la Tour d’Argent. Si vous échouez, vous êtes virée.

Rien que ça ! Il me demande de réaliser l’impossible : tout grand restaurant parisien digne de ce nom a un agenda rempli des semaines à l’avance et la Tour d’Argent ne fait pas exception. Mais pourquoi faut-il toujours que ça tombe sur moi ? Trêve de bavardages, je dois agir et vite.

Je compose le numéro du restaurant, ferme les yeux et prie pour qu’il y ait une table de libre.

– Restaurant La Tour d’Argent, bonjour ? fait une voix féminine.

– Bonjour, je voudrais réserver une table pour deux personnes, s’il vous plaît.

– Pour quelle date ?

– Ce soir.

Il y a un silence au bout du fil, suivi d’un rire étouffé.

– Je suis désolée, nous sommes complets ces trois prochains mois. Souhaitez-vous réserver une table pour dans trois mois ?

– Il me faut une table pour deux personnes pour ce soir.

– Je suis navrée, nous sommes complets.

– S’il vous plaît, trouvez-moi un petit coin de table, c’est important… c’est… c’est une question de vie ou de mort…

Je sais, j’exagère, mais qui ne tente rien n’a rien. Avec de la chance, j’ai affaire à une femme compatissante. Je comprends que je fais erreur en entendant mon interlocutrice se moquer de moi, mais je ne me démonte pas.

– Dans ce cas, passez-moi le responsable de salle !

Elle me raccroche au nez.

Dépitée, j’enfouis ma tête dans les mains. Mets ma cervelle à contribution. Ne trouve pas de solution. Me dis qu’il me faut de l’aide. Je décroche mon téléphone pour appeler Clémentine Faure, ma meilleure amie que je considère comme ma sœur. Ça fait vingt ans qu’on se connaît. On a fait les quatre-cents coups ensemble. Ma mère, Barbara, m’emmenait avec elle le week-end quand elle épilait à domicile Hanna, la maman de Clémentine. C’est là-bas, dans le seizième arrondissement parisien, que j’ai rencontré Clémentine. Le contact est tout de suite passé entre nous. Depuis, nous ne nous quittons plus. Je crois que nous sommes complémentaires. Riche et célèbre héritière, Clémentine est dynamique et généreuse. Surtout, elle ne laisse aucun homme indifférent. Son existence de rêve lui fait parfois perdre de vue la réalité, mais je suis là pour la ramener sur terre. Toujours est-il que je peux compter sur son indéfectible soutien.

La Tour d’Argent affiche complet ce soir, on m’a raccroché au nez, je suis sur un siège éjectable au bureau, ma situation est désespérée : je n’ai pas d’autre choix que d’appeler ma meilleure amie.

Je suis tellement stressée que je ne lui laisse pas le temps de dire ouf !

– Salut Clem, c’est moi. J’ai besoin d’un service.

Je lui lis le message de Thierry.

– Il t’a encore posé un ultimatum ?

– Et cette fois-ci c’est mission impossible. Mon poste est en jeu. Tu peux m’aider ?

– Tu ferais mieux de démissionner, ma belle. Tu bosses dans une boîte de dingues, mal gérée, qui finira tôt ou tard par couler.

– J’aime mon boulot et il faut que je paye mon loyer.

– Bon, je vais voir ce que je peux faire. Je te rappelle dans cinq minutes.

Quelques minutes plus tard, « Clem » s’affiche sur l’écran de mon téléphone.

Je décroche aussitôt.

– Alors ?

– C’est arrangé.

– Tu as pu réserver une table pour ce soir ?

– Oui.

Impressionnée, j’ai envie de lui demander comment elle a fait. Je suis comme vous : les coulisses du pouvoir m’intriguent. A-t-elle proposé une enveloppe de billets au responsable de salle ? Lui a-t-elle suggéré qu’ils pouvaient se rencontrer ? À moins qu’elle se soit contentée de donner son nom au téléphone. Je me retiens de lui poser la question. Je la connais : elle refusera d’évoquer son pouvoir d’influence.

Soulagée, je me contente de lui dire :

– Merci Clem !

– De rien. Mais je maintiens : tu devrais quitter cette boîte.

– J’y penserai.

Je raccroche, un sourire aux lèvres : Thierry a encore raté l’occasion de me mettre dehors.

                 2

Je vis dans un appartement mansardé de deux pièces au dernier étage d’un vieil immeuble parisien sans ascenseur près de la porte de Clichy. De retour chez moi, dans mon petit nid douillet, je goûte à un repos bien mérité. Comme d’habitude, je suis fourbue : j’ai tout donné à Thierry qui ne m’a pas remerciée d’avoir réalisé l’impossible. Si vous aviez vu sa tête quand il a su que j’avais trouvé une table à la Tour d’Argent pour le soir-même… il avait l’air déçu de ne pas avoir un prétexte pour me virer. Croyez-moi : travailler avec un pervers narcissique n’est pas de tout repos. Heureusement, Némo est à mes côtés pour adoucir mon quotidien.

Lui au moins ne me rend pas la vie dure.

– Hein, mon chéri ?

Némo ? C’est mon poisson rouge. Mon plus fidèle compagnon depuis cinq ans. C’est ma mère, Barbara, qui me l’a acheté. À l’époque, j’avais quitté Georges, mon dernier grand amour, et je n’avais que mes yeux pour pleurer. Ma mère, qui en a eu marre de me voir broyer du noir, est venue chez moi un soir, un sac en plastique à la main et un bocal dans l’autre. Elle a ouvert le sac au-dessus du bocal en me disant : « Regarde cet adorable petit poisson rouge, j’ai craqué ! ». Persuadée que grâce à cette présence animale, je me sentirai moins seule, Barbara avait cassé sa tirelire. Depuis ce jour, elle m’offre toujours un petit cadeau quand elle vient chez moi. En général, elle m’achète un vêtement ou un objet décoratif qu’on trouve dans un quelconque bazar. Ce soir-là, en tout cas, j’ai adopté Némo. Ça a été un grand moment dans ma vie de célibataire. Mon poisson rouge est là, en face de moi, dans son bocal. Il reste silencieux et ça me fait du bien.

– Je suis crevée !

Ma phrase génère chez lui un tremblement des nageoires. Il ouvre la bouche et deux bulles en sortent, comme s’il me donnait la réplique.

Je m’affale sur le sofa.

– Je sais, Némo. Je dois lire mon courrier. Encore deux minutes, c’est si bon de se détendre…

Mon poisson paraît me comprendre. Sa bouche est grande ouverte, on dirait qu’il bâille. Je lui souris et ferme les yeux. J’aimerais être avec lui dans ce bocal : sous l’eau, il n’y a pas de fatigue, pas de Thierry, pas de contrainte, pas de courrier à traiter… 

En ouvrant ma boîte aux lettres, je constate que du monde pense à moi : une facture de France Télécom, une autre d’EDF GDF, un avis d’imposition, rien que ça ! Encore heureux que je travaille !

Tiens, une lettre de mon propriétaire… Je n’ai vu cet homme que le jour de la signature de mon contrat de location et ça m’a suffi. C’est un barbu taciturne, la cinquantaine passée, sans doute célibataire – à en croire ses mains nues ou sa mine déprimée, au choix. Mais il faut rendre à César ce qui est à César : ce type, pour triste qu’il soit, est le seul bailleur qui n’a pas exigé de ma part un tas de garanties. Reconnaissante, je ne lui ai jamais dit que la fenêtre de son salon laisse passer le froid l’hiver, ni que la peinture de sa salle de bains s’écaille.

Mais revenons à la lettre.

Une hausse de loyer ? Au taux légal ? Peu importe l’indice qui a servi de calcul ! Trois pour cent d’augmentation, c’est dix fois trop ! La question est réglée : je ne peux pas faire face. Pas toute seule. Demander de l’aide à ma mère ? Elle touche une retraite correcte, juste de quoi vivre gentiment. Son seul luxe consiste à m’offrir des cadeaux. Je ne peux pas lui demander de l’argent. Appeler Clémentine pour qu’elle me soutienne ? Pas question non plus : j’ai ma fierté. D’accord, elle se ferait un plaisir de me dépanner, là n’est pas la question, mais je ne lui ai jamais demandé de l’argent. Qu’elle me rende service, c’est une chose ; lui faire l’aumône, c’en est une autre. J’aurais l’impression qu’elle m’achète ou quelque chose dans ce genre. Je ne veux pas de ça entre nous. Ce serait dommage de gâcher une si belle amitié. Il ne me reste qu’une chose à faire : convaincre Yvonne, la Directrice des Relations Humaines de Venteenligne.com de m’augmenter. Et pour ça, je dois obtenir le soutien de Thierry. Sans son appui, je n’ai aucune chance.